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Cependant que les Allemands font maintenant régner la terreur dans le protectorat, qu’on déporte et massacre, qu’on brûle et rase à tour de bras, continuer à courir permet peut-être de penser à autre chose. Comme Émile vient d’être honorablement battu sur trois mille mètres, deuxième à deux secondes du vainqueur, un rédacteur fait imprimer son nom pour la première fois dans un journal local qui n’a pas le droit, de toute façon, d’imprimer grand-chose d’autre. Émile relit dix fois l’article comme on fait dans ces cas-là, mais c’est surtout ce nom qu’il regarde, ce drôle de nom qu’il ne connaissait pas sous cette forme imprimée, qu’il n’avait jamais vu comme ça, drôle d’effet de se trouver avec cette nouvelle identité publique. Encore qu’identité publique, à Zlin à vingt ans, il ne voit pas très bien ce que ça veut dire.
Ce qu’il ne comprend pas non plus, c’est que les autres, au stade, parlent chaque fois gravement de leur course, avec autant de sérieux que si ça l’était. Or courir, pour Émile, est plutôt devenu un plaisir même s’il comprend aussi que ce plaisir doit s’apprendre. Du coup, c’est lui qui se met à en faire trop. L’hiver, entre deux saisons, il s’entraîne inconsidérément pendant que les autres se reposent chez eux. Il fonce tous les jours sur la route jusqu’au village voisin, huit kilomètres aller-retour sans s’interrompre, et retourne sans cesse au stade bien que ça fatigue et que ça fasse mal. Il s’obstine tellement que les autres commencent à s’inquiéter pour lui. Tu es complètement malade, Émile, s’alarment-ils, tu vas finir par t’épuiser. Travaille plutôt ton style. Mais non, dit-il, le style c’est des conneries. Et puis ce qui ne va pas chez moi, c’est que je suis trop lent. Tant qu’à courir, il vaut mieux courir vite, non ?
Il refuse donc de ne travailler que son endurance, comme eux qui se préparent seulement sur les longs parcours de fond ou de demi-fond qu’ils ont choisis pour domaine. Lui, inversant le système, s’entraîne aussi de plus en plus en vitesse, sur de petites distances indéfiniment répétées, ce qui commence à le faire progresser pas mal.
Pas mal au point de pouvoir envisager de faire face à d’autres spécialistes que les vieux copains de Zlin. Au championnat qui oppose, à Prague, la Bohême à la Moravie, Émile s’inscrit pour la première fois à l’épreuve des quinze cents mètres, se confrontant aux trois meilleurs coureurs tchèques en demi-fond. Ceux-ci, s’étant soigneusement concertés, ont mis au point un plan d’attaque contre le détenteur du record, un nommé Salé. Ce plan est simple. Ils vont courir dès le départ le plus vite possible dans l’idée que ledit Salé, connu comme sprinter, finira par ralentir et cessera de lutter en se voyant trop loin de ce peloton de tête. Tout simple qu’il soit, le système des trois Tchèques est sur le point de marcher, Salé se décourage, les trois Tchèques sont contents. Mais ils ont oublié Émile qui a son point de vue personnel sur la marche à suivre. Lui s’est d’abord contenté de suivre respectueusement Salé puis, voyant que celui-ci va céder, il se permet de le dépasser pour talonner les trois premiers qu’il laisse l’un après l’autre derrière lui. Deux cents mètres avant l’arrivée, il démultiplie sa vitesse, sachant qu’il peut le faire car s’étant préparé pour ça : il gagne.
On ne connaît pas le sprint final à cette époque, on tâche toujours d’étaler son effort, de le répartir sur une épreuve. Soucieux de s’économiser jusqu’à la fin, on ne croit pas pouvoir et surtout on n’ose pas réserver toute sa vitesse pour la déployer dans la dernière ligne droite, donner sa plus grande mesure en fin de course. Eh bien voilà tout l’intérêt de se préparer aussi sur de petites distances : le sprint final, Émile vient de l’inventer.
Devenu très attentif aux battements de son cœur et à son degré de fatigue, Émile aimerait comprendre jusqu’où va son endurance. Il continue de s’entraîner tout l’automne, tout l’hiver, et pas seulement au stade. Dans la rue, sur les routes, en forêt, dans les champs, partout au point de se faire mal et par n’importe quel temps, il court moins comme un homme que comme une de ces bêtes plus douées que nous pour ça. Comme le chemin de chez lui à l’usine passe par une allée de peupliers, il tente un nouveau truc pour voir. Le premier jour, il retient son souffle en marchant jusqu’au quatrième peuplier, les deux jours suivants jusqu’au cinquième, puis au sixième, et ainsi de suite tous les deux jours jusqu’à ce qu’il parvienne enfin au bout de l’allée sans respirer. Mais une fois qu’il y est arrivé, il s’évanouit. Il s’évanouit une autre fois en prenant une douche froide après douze lignes droites exécutées à toute vitesse. Il ne recommencera plus ces excentricités mais tout ça l’intéresse. Il veut toujours savoir jusqu’où.
C’est ainsi qu’il se retrouve en train de battre un record, à Zlin, où il devient le premier de son pays à franchir cinq mille mètres en un quart d’heure. On s’exclame, on s’exalte, on prévient la presse nationale mais les types de Prague n’y croient pas. Ils pensent d’abord qu’il s’agit d’une erreur de téléscripteur, puis que les chronomètres de Zlin sont truqués. Et puis Zlin, qu’est-ce que c’est que ce bled. Qu’est-ce que c’est que ce minable. Qu’est-ce que c’est que cet escroc. N’empêche, après avoir encore amélioré son quart d’heure dans son bled, Émile vient courir quelque temps plus tard deux mille mètres à Prague même et il y bat un nouveau record, son troisième de l’année. Les types de Prague, force leur est d’admettre qu’ils se sont trompés.